mercredi 2 avril 2008

L'Evangile de Judas : un évangile similaire à ceux du Nouveau Testament ?

Pour beaucoup de spécialistes c’est la découverte archéologique la plus importante depuis les manuscrits de Qumran en 1947 : un Evangile ancien a été retrouvé en Egypte et vient d’être publié au début de cette année 2006. Il s’agit de l’Evangile de Judas, appelé ainsi non pas parce que l’apôtre en serait l’auteur – il s’est pendu après sa trahison de Jésus – mais parce qu’il présente un dialogue entre Jésus et Judas, dialogue qu’ils auraient eu pendant 8 jours précédant le 3e jour avant la célébration du repas pascal.
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L’histoire mouvementée du manuscrit


C’est vers 1978 qu’un codex de papyrus a été découvert dans les environs de Minieh en Moyenne-Egypte. Hanna, un antiquaire égyptien, a cherché à vendre ce trésor à l’étranger pour le prix de trois millions de dollars ! Il a voulu le vendre à un chercheur américain en 1983, mais à ce prix la tentative a échoué. Pendant 17 ans le manuscrit a été déposé dans un coffre-fort de la Citibank à New-York. Ceci n’a pas avantagé sa conservation, au contraire : les fluctuations de climat humide et la seule protection d’une boîte étroite ont sans doute encore plus détérioré les textes. Le 3 avril 2000 une antiquaire zurichoise, Frieda Tchacos Nussberger, a acheté le manuscrit pour la somme de 300.000 dollars. Depuis, il a été baptisé du nom Codex Tchacos. Le Codex est passé de l’Université de Yale à un antiquaire américain (Bruce Ferrini) qui l’a congelé pour tuer la vermine, procédé brutal qui a encore plus fragilisé le papyrus. Dans l’impossibilité de s’acquitter de la somme, il a rétrocédé le manuscrit à Madame Nussberger qui l’a vendu à la Fondation suisse Maecenas.

C’est ainsi que le Codex est arrivé en Suisse le 19 février 2001. La première étape était la restauration des pages partiellement désintégrées. Plus de mille petits fragments devaient être remis à la bonne place. Florence Darbre (directrice de l’atelier de restauration de Nyon) et Gregor Wuste (spécialiste du copte ancien) ont fait ce travail gigantesque pendant 5 longues années pour restituer chaque page. Chacune a été mise sous verre et photocopiée pour mieux pouvoir l’étudier sans manipuler les originaux. Le texte restauré comporte plusieurs vides, quelques fois des lignes entières manquent, mais grâce à l’ordinateur 80 % du texte a été rétabli. Finalement, le professeur Rodolphe Kasser, spécialiste de textes coptes anciens, a traduit le manuscrit. Celui-ci a été publié avec d’autres commentaires dans le livre intitulé Evangile de Judas (Flammarion 2006) sous les auspices de National Geographic qui a subsidié le projet. (1)




Description du manuscrit


Le Codex lui-même contient quatre traités, dont l’Evangile de Judas qui se trouve en troisième position. Il couvre 26 pages, numérotés de 33 – 58, et est écrit en copte, la langue employée par les chrétiens égyptiens jusqu’aujourd’hui. Vraisemblablement l’original a été écrit en grec, puisque les tournures de certaines phrases sont typiques pour le grec ancien, et non pas pour le copte. Le manuscrit a subi les dégâts du temps, le papyrus est fragile et a souffert des imprudences commises depuis sa découverte. Le texte restauré comporte de nombreuses lacunes (quelques lettres, un ou quelques mots, plusieurs phrases) ce qui rend la compréhension souvent difficile. Voici un exemple de la page 44 où Jésus dit : « Il en va de même […] la génération (souil)lée et Sophia la corruptible ; […] la main qui a créé les mortels, afin que leurs âmes montent vers les Royaumes supérieurs. En vérité, je vous le dis, […] anges(s) […] puissance en mesure de voir […] ceux-là qui […] les générations saintes […]. »


Comment savoir s’il ne s’agit pas d’une contrefaçon habillement produite ?


Irénée de Lyon dans son livre Adversus Haereses (Contre les hérésies, écrit vers l’an 180), mentionne l’Evangile de Judas. Epiphane, évêque de Salamine (Chypre), a condamné cet Evangile 200 ans plus tard (vers 375). Nous savons donc de sources sûres que l’Evangile de Judas existait. Les mentions du document en Grèce et en France, des pays où le copte était inconnu, plaident aussi pour un texte original en grec.
Le manuscrit découvert récemment ne présente pas la langue originale, mais une traduction plus tardive. Le papyrus a été soumis aux tests de datation par le radiocarbone. Quatre petits morceaux du papyrus et un petit morceau de la reliure en cuir ont été fournis à l’Université d’Arizona en décembre 2004 qui a déterminé que les différents fragments sont datés entre 220 et 340, nous pourrions dire aux alentours de l’an 280 avec une marge de 60 ans. D’autre part, l’écriture est très similaire à d’autres textes trouvés à Nag Hammadi et des échantillons d’encre ont été analysés : ceux-ci correspondent aux encres employés au 3e et 4e siècle.
Pour produire une contrefaçon, il faudrait donc disposer de papyrus et de cuir très anciens, connaître la composition exacte de l’encre de cette période, pouvoir reproduire le style d’écriture de cette époque, connaître parfaitement le copte, avoir une connaissance magistrale du monde gnostique : les meilleurs savants ne peuvent répondre à toutes ces exigences. Nous pouvons donc affirmer que le texte est authentique : disparu depuis 17 siècles il a été découvert dans une traduction copte, qui, bien qu’incomplète, donne pourtant une bonne impression du contenu de ce texte. C’est un encouragement pour tous les archéologues : d’anciens textes disparus depuis longtemps peuvent encore refaire surface aujourd’hui !


La date et le lieu de la rédaction


L’original de l’Evangile de Judas a été rédigé bien avant la copie récemment découverte. Le professeur Meyer de l’Université Chapman en Californie déclare : « Ce texte correspond fort bien aux idées que nous avons du IIe siècle … il s’insère à merveille dans la moitié de ce IIe siècle. » (2) Comme Irénée, en France, mentionne ce texte vers l’an 180, il a dû être rédigé quelques décennies plus tôt, probablement entre 130 et 160.
Son auteur nous est totalement inconnu. Mais une chose est claire : il est étranger au pays d’Israël, car il étale une ignorance manifeste de la géographie de la terre sainte. Il est seulement question de la ville de Jérusalem, aucune autre localité n’est mentionnée ! D’autre part, l’origine grecque du texte atteste que l’auteur n’avait pas de culture araméenne comme les apôtres de Jésus.
Cet Evangile provient d’un milieu philosophico-religieux qu’on appelle aujourd’hui gnostique. Selon Clément d’Alexandrie (mort vers 220), une de ses branches s’appelait les caïnites, car ils glorifiaient Caïn et défendaient l’honneur de Judas pour tout le bien qu’il avait fait au genre humain. Pourtant, dans cet Evangile le nom de Caïn n’est jamais mentionné, mais bien celui de son frère Seth.
Le lieu de rédaction nous est aussi totalement inconnu. Comme les premiers gnostiques étaient particulièrement influents à Alexandrie où le grec était la langue culturelle par excellence, nous privilégions une origine égyptienne, mais il a tout aussi bien pu provenir de l’Asie mineure.

Le contenu théologique de l’Evangile de Judas


Après une courte introduction, le texte présente un dialogue entre Jésus et Judas. La venue de Jésus sur terre, ses miracles, l’appel des 12 disciples et son enseignement sont résumés dans une dizaine de lignes seulement. Ceci contraste avec les Evangiles bibliques, qui relatent en bon nombre de chapitres la naissance de Jésus et son ministère entre son baptême et son ascension. En continuant la lecture, nous pourrions être agréablement surpris de découvrir les sourires de Jésus et d’entendre dire les disciples « Maître, … tu es le fils de notre Dieu. » (p. 34). A première vue, c’est conforme à la foi chrétienne qui confesse que Jésus est le Fils de Dieu. Mais, Jésus est-il le Fils de Dieu de la même façon que dans les Evangiles bibliques ?
Jésus répond aux disciples : « Que connaissez-vous de moi ? ». Il dit qu’ils se trompent et qu’ils n’ont rien compris. En effet, son sourire est un sourire narquois parce qu’ils louent le Dieu créateur des cieux et de la terre. Ou, pour l’auteur de l’Evangile de Judas, Jésus a été envoyé dans le monde par un autre Dieu appelé le Seigneur de l’Univers et le grand Esprit invisible. Ce Dieu infini n’a rien créé de matériel, mais il a créé Jésus comme un ange et auxiliaire. La terre a été créé par le dieu El, avec ses assistants Nebrô dont le nom signifie « rebelle » et de Saklas qui signifie « insensé ». C’est Saklas qui a dit à ses anges : « Créons un être humain selon la ressemblance et l’image. Ils façonnèrent Adam et sa femme Eve… » (p. 52). Le Dieu de la Bible, est un dieu inférieur qui collabore avec des anges déchus pour produire le monde mauvais où l’esprit de l’homme est retenu captif dans un corps mortel. Jésus n’est pas le Fils du mauvais Dieu Créateur, mais le fils de l’Esprit infini !
En ce qui concerne Jésus, nous relevons d’autres différences avec les textes du Nouveau Testament :
Jésus n’est pas le créateur du monde matériel (cf. Jean 1 : 3, Col. 1 : 16), mais le créateur d’éons, de luminaires et de myriades d’anges célestes. Il est donc le bras droit du Dieu invisible, et infini.
Le corps de Jésus n’était pas un corps physique : « Souvent il n’apparaissait pas à ses disciples sous ses propres traits, mais on le trouvait parmi eux tel un enfant » (p. 33). Jésus changeait de corps, est monté au ciel pendant la nuit, apparaissait sous des traits différents. Le mot « enfant » peut aussi être traduit par « fantôme ». Dans les deux cas, il s’agit d’un corps semblant, thèse docétiste déjà rejeté par l’apôtre Jean : « plusieurs faux prophètes sont venus dans le monde. Reconnaissez à ceci l’Esprit de Dieu : tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu en chair est de Dieu… » (1 Jean 4 : 1 – 2). D’autre part, Jésus ordonne à Judas de le sacrifier pour qu’il soit délivré de son enveloppe charnelle (p. 56). Il y a là une contradiction ou quelque chose qui nous échappe : durant son ministère le corps de Jésus semble ne pas être réel, à sa mort il s’agit du corps charnel.
3° L’Evangile s’arrête là où Judas va trahir Jésus pour qu’il meure. La crucifixion n’est pas racontée, encore moins la résurrection. Un Evangile sans croix ni résurrection, c’est très différent des Evangiles bibliques dans lesquels la mort et la résurrection du Christ sont essentielles.

Seul Judas a été à la hauteur. Il a proclamé comme une confession de foi : « Je sais qui tu es et d’où tu es venu. Tu es issu du Royaume immortel de Barbèlo. » A cette parole, Jésus lui dit de se séparer des autres disciples pour qu’il lui enseigne les mystères du Royaume (p. 34 – 35). Les 12 apôtres sont tous dans l’erreur, seul Judas a compris d’où Jésus est venu. A ce point, le texte devient très polémique contre les autres disciples qui sont accusés d’une multitude de péchés et d’induire les gens en erreur. Ils sont appelés ministres de l’égarement qui seront couverts de honte au dernier jour (p. 40). Jésus les réprime en disant : « Cessez de lutter contre moi. » (p. 42). Judas devient le héros de cet Evangile : il trahit Jésus et permet ainsi à son esprit de retourner auprès du Dieu invisible (cf. p.43). Dans le monde spirituel, l’étoile de Judas sera la première de toutes, en tête du cortège (cf. p. 57).

Ceci nous amène à la question du salut. Il n’y a pas de salut pour ceux qui suivent les 12 apôtres, qui n’ont rien compris de l’origine de Jésus. Il faut comprendre que Jésus est venu du Dieu suprême, pas du mauvais Dieu créateur. Seul ceux qui ont la semence ou l’étincelle divine en eux acquièrent cette connaissance et seront sauvés. Ce salut devient réalité quand l’esprit quitte le corps pour retourner à l’Esprit suprême dans le royaume de Barbèlo. Il n’est jamais question de confession des péchés, de conversion, de foi. Ce n’est pas le Christ qui est venu nous racheter, qui a donné « sa vie en rançon pour beaucoup » (Marc 10 : 45). Ici Jésus enseigne les mystères de l’au-delà, et celui qui a en lui l’étincelle divine découvre en lui-même son esprit éternel. Ainsi, ce n’est pas la foi, mais la connaissance qui sauve.


Mentionnons encore que le monde spirituel est très compliqué : le Dieu invisible a créé 5 anges, qui ont créé d’autres éons (être divins inférieurs), au moins 72 luminaires et 360 firmaments sans compter les myriades d’anges. Chaque esprit humain est représenté par une étoile autour de la nuée lumineuse, qui représente le Dieu invisible. Manifestement, nous ne sommes plus dans le monothéisme juif ou chrétien, mais dans un polythéisme étranger aux textes bibliques (AT et NT).


Le gnosticisme

L’Evangile de Judas fait partie d’un vaste mouvement qui a connu son essor au 2e siècle appelé le gnosticisme. Déjà à la fin du 1e siècle, Cérinthe niait que le Jésus historique était le Christ, il le serait devenu au moment de son baptême et le Christ serait parti avant la crucifixion, car il ne pouvait pas souffrir. Remarquons que l’Evangile de Judas n’appelle jamais Jésus le « Christ » ! Puis Basilide qui vécut à Alexandrie entre 117 et 138 était un gnostique réputé : selon lui, Simon de Cyrène a été métamorphosé en Jésus quand il portait sa croix. Ce n’est donc pas Jésus qui est mort, mais Simon de Cyrène ! Marcion, au 2e siècle, a rejeté tout l’Ancien Testament car pour lui le Dieu de l’AT n’est pas le même que le Dieu du NT ! D’autre part, les 12 apôtres s’étaient totalement fourvoyés, le seul qui faisait exception était … Paul !
Plusieurs Evangiles sont issus de ce mouvement : l’Evangile de Thomas, de Marie-Madeleine, de la Vérité (Valentin), de Pierre, des Hébreux, de Philippe, et d’autres. Ils sont tous datés après le premier siècle, le premier aurait été l’Evangile de Thomas (entre 110 et 150).


Quelles sont les caractéristiques du gnosticisme ?


1° La distinction entre le grand Esprit invisible et le démiurge, dieu inférieur, créateur du monde. Les gnostiques rejettent le Dieu de l’AT, auteur de la matière vile. L’Etre suprême (qu’ils n’appellent pas « Dieu ») est Esprit, il n’a créé que des entités spirituelles.
2° Certains êtres humains qui cherchent le Dieu transcendant ont en eux une étincelle de la lumière divine, emprisonnée dans le corps humain. Il y a trois sortes d’hommes :
a) l’homme charnel, appelé aussi ignorant
b) l’homme religieux (membres ordinaires d’une Eglise, …) : ils ont leur foi et font de bonnes œuvres
c) l’homme spirituel : ceux qui ont l’étincelle divine en eux, ne peuvent se corrompre quoi qui arrive. Ils sont sûrs d’aller au ciel. Cette assurance menait à deux extrêmes : soit l’ascétisme car le monde mauvais ne convient pas au gnostique, soit la licence, car celui qui a l’étincelle divine est sauvé quoi qu’il fasse.
3° Un mythe pour expliquer comment l’étincelle divine pouvait résider dans un corps physique créé par le démiurge. Dans ce cadre, les gnostiques avaient une conception très pessimiste du monde qui est mauvais, pervers, absurde. Leur vision du monde était dualiste : le corps créé par le Démiurge est mauvais, mais l’esprit créé par le Dieu suprême est bon. Pour eux, le monde était composé de deux parties : Dieu/le monde, au-dessus/en bas, esprit/matière, lumière/ténèbres.
4° Le salut par la connaissance (gnose), moyen de salut pour les élus. Le problème fondamental de l’homme n’était pas le péché, mais son ignorance. Il fallait accueillir Jésus comme guide qui révèle la vraie connaissance intérieure, celle de la semence éternelle en nous (si nous l’avons !). Cette connaissance n’était pas seulement intellectuelle, mais aussi sentimentale : il faut expérimenter la dimension divine.
5° Le Christ était un émissaire du grand Esprit invisible (pas du Dieu de l’AT), un guide vers la connaissance de la délivrance de son étincelle divine. Une partie de l’enseignement de Jésus était secret, destiné seulement aux hommes spirituels. Ainsi, l’Evangile de Judas présente justement cet enseignement secret que Jésus aurait donné à son disciple. En tant qu’être divin, il n’était pas revêtu d’un vrai corps humain, il ne mourut pas sur une croix, n’est pas ressuscité d’entre les morts.
Le gnosticisme s’adressait essentiellement à une minorité d’individus et ne pas à la société (solitaire). Il ne pouvait envisager la résurrection, car le corps matériel est méprisable, mais il attendait la libération de l’âme, croyait à l’immortalité de l’âme comme Platon avant eux.


L’Eglise a-t-elle eu raison de rejeter l’Evangile de Judas ?



Nous parlons ici de l’Eglise du 1er au 4e siècle. Les textes du Nouveau Testament étaient déjà largement acceptés, même avant que les synodes et conciles l’affirment. Les Pères apostoliques comme Clément de Rome avant l’an 100, Ignace d’Antioche (vers 107) et Polycarpe vers 115 ont copieusement cité les différents livres du Nouveau Testament. Et pour mentionner l’Evangile de Vérité (gnostique), rédigé à Rome entre 140 et 150, il cite abondamment les écrits du Nouveau Testament. Pourquoi seuls les 4 Evangiles de Matthieu, Marc, Luc et Jean ont-ils été retenus dans le canon, et ne pas les autres ? (3)



1° Le critère de l’apostolicité. Il fallait qu’un apôtre qui ait suivi Jésus pendant son ministère public et témoin oculaire du Ressuscité soit l’auteur du texte ou se porte garant d’elle. Ainsi, Matthieu et Jean faisaient partie des douze, Marc était le scribe de Pierre et derrière Luc se trouve l’autorité de l’apôtre Paul. Les Evangiles sont donc liés aux disciples les plus proches de Jésus, qui ont été les témoins oculaires des événements. Luc indique qu’il a fait de nombreuses recherches auprès de témoins oculaires, avant de mettre son Evangile par écrit (Luc 1 : 1 – 4). Ces Evangiles ont donc été rédigés du vivant des apôtres : Matthieu, Marc et Luc sont aujourd’hui datés par beaucoup dans les années 60 (4), Jean est souvent daté autour de l’an 90, mais certains voudraient le placer beaucoup plus tôt, au début des années 50, avec une édition finale vers 65 (5). De toute façon, les apôtres eux-mêmes étaient impliqués dans la rédaction de ces Evangiles, ce ne sont pas des témoignages indirects ou des échos de la foi de l’Eglise comme elle aurait pu se développer.
Dans le cas de l’Evangile de Judas, l’auteur en est inconnu, et la date la plus ancienne suggérée est 130. Le texte se situe donc au moins 100 ans après les événements. L’auteur n’est pas un apôtre et manifeste une ignorance étonnante de la géographie d’Israël comparée aux Evangiles bibliques. L’Evangile de Judas ne répond pas au premier critère.


2° Le critère de l’orthodoxie : les textes devaient être conformes à l’enseignement des plus intimes de Jésus-Christ. Nous avons déjà abordé le contenu pour constater que l’Evangile de Judas invite ses lecteurs à suivre un autre Dieu que le créateur, présente un polythéisme composé de plusieurs dieux et divinités inférieures, n’invite pas à la foi en la mort et la résurrection de Jésus-Christ pour être pardonné de ses péchés, mais à la découverte du salut de l’étincelle divine en soi-même.
D’autres dieux, un autre Jésus, un autre Evangile : ce texte est contraire à l’enseignement des apôtres sur des points essentiels.


3° Le critère de la catholicité : les textes étaient-ils acceptés parmi tous les chrétiens ? Les premiers textes n’ont pas eu besoin de Conciles pour être reconnus : avant cela ils circulaient partout et étaient lus par tous. Où l’Evangile de Judas n’est apparu que bien plus tard et n’a pas du tout été accueilli dans les Eglises chrétiennes : dès son apparition, il a été rejeté. Irénée parle d’une histoire inventée.


Cet Evangile contient-il des paroles historiques de Jésus ou de Judas ?



L’essentiel du texte consiste en un dialogue entre Jésus et Judas, sans présence d’autres témoins. Jésus a été crucifié quelques jours plus tard, 40 jours après sa résurrection Il est monté au ciel. Judas s’est suicidé après avoir trahi Jésus. Ni l’un, ni l’autre n’ont pu transmettre le contenu de leur entretien, et les autres apôtres sont exclus, car ils étaient absents et dans l’erreur.
En plus, au moins 100 ans séparent les événements de la rédaction. Nous ne devons donc pas chercher des paroles historiques dans cet Evangile. Le Dr. J van der Vliet de l’Université de Leiden dit : « Il peut être exclu de façon catégorique que l’Evangile de Judas transmette des informations du Judas « historique ». » Le Dr. J.M. Robinson confirme : « l’Evangile est ancien, mais pas assez ancien. Contient-il des paroles de Judas ? Non. » Il faut savoir aussi que pour les gnostiques, ce qui comptait était de se démarquer de manière radicale de l’orthodoxie chrétienne, ce n’était pas la fiabilité historique qui était importante. Pas pour eux, mais bien pour tout historien !


Un Evangile équivalent ?

Pour le professeur B. Ehrman, directeur du département d’études religieuses de l’Université de Caroline du Nord, l’Evangile de Judas fait partie d’un mouvement qui représente les premiers disciples de Jésus. Ce seraient les ancêtres d’Irénée et d’autres théologiens comme lui qui auraient développé la compréhension « orthodoxe » de l’Evangile, et ils auraient durement attaqué les chefs de l’Eglise « proto-orthodoxe ». (6). Dans le Christianisme, le plus ancien courant aurait été de nature gnostique, tandis que les orthodoxes seraient apparus plus tard. C’est pourquoi il enchaîne à la fin de son article : « Voici … un livre qui met la théologie du christianisme sens dessus dessous, qui prend le contre-pied de tout ce que nous avons pu penser de la nature du vrai christianisme. » (7).

D’autres ne sont pas si radical, mais prétendent qu’il y a eu plusieurs courants dans le Christianisme primitif dès le début, et que le gnosticisme peut donc prétendre à une place légitime comme un des courants à l’intérieur du christianisme, courant longtemps repoussé qui aurait le droit à regagner plus d’intérêt.

Au professeur Ehrman nous répondons que Jésus a eu 12 apôtres, les Evangiles gnostiques le confirment. Quatre Evangiles ont été écrits de leur vivant et sous leur autorité, tous concordants. Ces Evangiles trahisent que derrière les textes grecques, se trouve l’araméen parlé par Jésus. L’Evangile de Judas trahit un arrière-plan grec, pas araméen ! En plus, ils se déclarent en harmonie avec l’Ancien Testament : non seulement en ce que Jésus est mort et ressuscité « selon les Ecritures » (1 Cor. 15 : 3 – 4), mais aussi en ce que Jésus se réclame du Dieu créateur qui a fait l’homme et la femme (Matthieu 19 : 4 – 6). Il y a donc une continuité avec l’Ancien Testament, le Christianisme est d’abord un mouvement à l’intérieur du Judaïsme qui s’est réclamé de l’autorité des Ecritures. Et l’histoire nous apprend que les premières grandes questions que l’Eglise avait à traiter étaient la proclamation de l’Evangile aux non-juifs, la question de la circoncision, la nourriture : pouvait-on manger des animaux impurs ou des viandes sacrifiés aux idoles ? Aucune trace de lutte avec des pensées gnostiques. C’est dans la 2e moitié du 1er siècle que dans les épîtres l’on trouve les premières indications de réactions contre les gnostiques : ainsi quand l’Evangile de Judas parle du grand (Esprit) invisible, alors Paul dit que Jésus est l’image du « Dieu invisible » qui est le créateur de toutes choses dans les cieux et sur la terre (Col. 1 : 15 – 16). De leur part, aucun apôtre n’a rédigé un Evangile gnostique : ni au 1e siècle, ni plus tard. Tous les Evangiles gnostiques sont des pseudépigraphes, des textes rédigés au 2e siècle ou plus tard, bien après la mort des 12 apôtres.

Le gnosticisme ne représente certainement pas le christianisme primitif par rapport auquel tous les textes du NT seraient tardifs. C’est un mouvement qui est apparu pendant la 2e moitié du 1er siècle qui était en rupture avec les chrétiens apostoliques sur des points aussi essentiels que la conception de Dieu/des dieux, de la mort et de la résurrection de Jésus, du chemin du salut. Il est vrai qu’il s’agit d’un courant théologique avec certaines apparences chrétiennes, mais aussi avec beaucoup d’éléments païens (e.a. philosophie platonique) et ésotériques. Dès son apparition, les apôtres s’y sont opposés, ce qui a mené Jean à qualifier d’ « antichrist » tout esprit que ne confesse pas Jésus-Christ venu en chair.


Conclusion


L’Evangile de Judas ne diffère pas qu’en quelques détails des Evangiles bibliques pour faire passer un point de vue secondaire. Il présente un autre Dieu, un autre Christ, un autre chemin de salut. Ses thèses de l’homme qui doit chercher l’étincelle divine en lui-même, qui n’a pas besoin d’un sauveur mais d’un guide, l’absence de péché et de repentance, la connaissance (y compris l’expérience) comme voie de salut, l’absence de la résurrection, la libération de l’esprit de l’homme à sa mort qui quittera ce monde mauvais, sont des thèmes qui aujourd'hui attirent beaucoup de gens.
Comme texte tardif l’Evangile de Judas permet au chercheur de découvrir la pertinence des Evangiles bibliques : rédigés beaucoup plus tôt par des témoins oculaires avec des faits historiques confirmés, une bien meilleure connaissance de la géographie d’Israël du temps de Jésus, reflétant l’araméen parlé par Jésus et non pas le grec, attesté par des manuscrits complets datés vers l’an 200 (un siècle plus ancien). Autrement dit : si les gnostiques auraient pris le dessus et que leurs Evangiles seraient restés, en cas de découverte d’un des quatre Evangiles « orthodoxes » toute la pensée gnostique serait tournée sens dessus dessous !
La comparaison de l’Evangile de Judas aux Evangiles de la Bible permet au chercheur de découvrir l’authenticité, la supériorité et la pertinence des Evangiles du Nouveau Testament !


Merci pour votre attention.



Notes :

(1) L’Evangile de Judas, Traduction intégrale et commentaires des professeurs R. Kasser, M. Meyer et G. Wurst. Flammarion, juin 2006, 223 p.

(2) Idem, p. 220

(3) Les livres que l’Eglise a rejetés, M. Green, Editions Farel, 2e trimestre 2006, 189 p.

(4) La datation des évangiles, P. Rolland, La Revue Réformée, n° 200, 1998/4, p. 77 – 90. Voici la conclusion de sa recherche : « il est raisonnable de placer le rédaction des trois synoptiques dans une fourchette allant de 62 à 67. » (p. 87).

(5) Redating The New Testament, J.A.T. Robinson, SCM Press LTD, London 1978, p. 369. P. Rolland pense que l’Evangile selon Jean ait été rédigé après l’an 70.

(6) L’Evangile de Judas, Traduction intégrale et commentaires des professeurs R. Kasser, M. Meyer et G. Wurst. Flammarion, juin 2006, p. 138

(7) Idem, p. 142

lundi 24 mars 2008

Ecrits gnostiques : étrange passion

Ce 3 décembre, Le Soir a consacré une page entière à l'évangile de Judas. Dans le cadre de ce débat, je me permets une réflexion.

Imaginons un sage ayant vécu en Mongolie entre 1795 et 1830. Imaginons encore que, se fondant sur des témoignages, des traditions orales et divers documents, l'enseignement de ce sage soit par la suite mis par écrit par des disciples, entre 1860 et 1900.

Imaginons toujours que, par après, sous l'influence du communisme devenu influent dans ces régions, sa pensée soit revue et corrigée en enseignement bolchevique par des publications postérieures, parues entre 1940 et 1989.

Imaginons enfin qu'un historien d'aujourd'hui cherche à connaître cet homme et son message.

Ma question est : vers quels écrits irait sa préférence ?

La réponse à cette question s'applique également aux documents gnostiques.

Si l'intérêt académique pour les "évangiles" gnostiques du IIe sicècle est bien naturel, la fascination dont ils font parfois preuve peut surprendre.

Certains de nos contemporains semblent convaincus qu'ils nous révéleraient une vérité sur Jésus de Nazareth que les évangiles classiques auraient cachée.

Curieux phénomène. Ce sont parfois les mêmes personnes qui mettent en doute la crédibilité des évangiles officiels - écrits entre l'an 60 et 100 - qui se passionnent pour les écrits gnostiques.

Le fait que ceux-ci soient plus tardifs d'au moins un demi-siècle, et rédigés dans un contexte intellectuel très éloigné de celui que connut le Nazaréen, devrait les faire réfléchir.

Pour les chrétiens, Jésus de Nazareth est la Parole d'Amour de Dieu fait homme. Personne n'est obligé de croire cela.

Pour l'Histoire, cependant, il n'en demeure pas moins également un Juif de Palestine bien de son époque.

Et donc un homme aux préoccupations très éloignées des spéculations gnostiques du deuxième siècle.

Et cela, il est difficile de ne pas le croire.

M. Eric De Beukelaer, prêtre.
Publié dans le journal Le Soir, décembre 2007